Siodmak, The Killers : where are we? / Les Tueurs : où sommes nous?

The Killers (Siodmak,1946) is truly a classic of film noir. The opening scene is famous. Two men are sitting in front of a car driving at high-speed through the night. Then the camera scans the road and a sign shows up in the headlights: Brentwood, New Jersey. And below, in an ironic mode considering what is going to happen soon: Drive carefully. In the next shot, the camera is located in the village near a gas station. The light of a lamppost projects on the road the long shadows of the buildings. The credits start. In the middle, the silhouettes of two men show up walking in our direction. The killers approach the station. One of the most cartographical film ever begins, based upon a geographical « double-crossing ».

Les Tueurs de Robert Siodmak (1946) est un vrai grand classique du film noir. La scène inaugurale est célèbre. Deux hommes en ombres chinoises sont assis à l’avant d’une voiture qui file à vive allure dans la nuit. La caméra scrute ensuite la route et le faisceau des phares dévoile un panneau indicateur: Brentwood, New Jersey. En-dessous, ironiquement compte tenu de ce qui va se passer bientôt, est écrit : Conduisez prudemment. Dans le plan suivant, la caméra est placée dans le village à côté d’une station service. La lumière d’un lampadaire projette sur le bitume les ombres longues des bâtiments. Le générique démarre. Au milieu de celui-ci, les silhouettes de deux hommes se profilent qui avancent vers nous. Les tueurs s’approchent de la station service. Cette scène ouvre un des films les plus cartographiques qui soit, fondé sur un double jeu (« double-crossing ») géographique.

English Français Reference

English

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Français

Dans l’article Locations of Film Noir qu’il a publié en 2009 dans le Cartographic Journal (en libre accès sur le Web en anglais), Tom Conley pointe ce qu’il appelle l’énigme des films noirs classiques. Alors que leurs intrigues sont extrêmement complexes et embrouillées, qu’ils sont peuplés de personnages mystérieux à la psychologie trouble, leur « géographie » est au contraire toujours parfaitement claire : le spectateur sait très précisément les personnages se trouvent. C’est en cela, d’après lui, que le film noir souligne mieux que tout autre genre combien le cinéma est un médium construit sur la base de cartographies aussi bien géographiques que mentales. Les meilleurs films noirs porteraient ainsi une interrogation sur ce que signifie être « localisé », interrogation qu’ils poseraient par les moyens formels de la cartographie en procédant selon deux modes d’après Conley : les films peuvent intégrer des cartes à l’écran mais ils peuvent aussi se transformer eux-même en cartes animées et dessiner l’espace du récit par des moyens spécifiquement filmiques.

De ce point de vue, Les Tueurs est un modèle du genre que Conley analyse dans son article à côté de The Crooked Way de Robert Florey. L’objectif de ce billet est de reprendre, discuter et éventuellement prolonger ses analyses riches et originales.

Cartographie spatio-temporelle des Tueurs

On peut en préalable tenter de prendre au pied de la lettre à propos de ce film, l’hypothèse générale de Tom Conley sur le caractère explicite de la « géographie » du film noir, en étudiant comment ce film-là localise précisément non seulement son intrigue mais aussi sa chronologie. On fera en effet l’hypothèse que cette limpidité de l’espace doit nécessairement s’accompagner d’une clarté du temps. Donc, comment Les Tueurs construit-il le cadre spatio-temporel de son action ? Quels repères géographiques et chronologiques donne-t-il au spectateur ? Pour tenter de répondre à cette question, je me suis aidé, en complément d’une visualisation attentive du film, d’un fichier des sous-titres, que j’ai exploité de manière systématique pour reconstituer le plus complètement possible les lieux et moments de l’action, mais aussi tous ceux qui sont évoqués dans les dialogues ou à l’image. Ceux qui veulent avoir une idée de l’histoire complexe que raconte Les Tueurs pourront se reporter au synopsis très détaillé d’une partie du film proposé sur ce site (en anglais) ou sur celui-ci, moins détaillé mais en français.

Géographie

La localisation du film s’avère en effet très élaborée. J’ai noté pas moins de 79 références explicites à 17 lieux distincts dans les 97 minutes que dure le film. L’action est donc très précisément localisée. L’histoire débute à Brentwood, New Jersey, village fictif que l’on peut localiser grâce au nom de la station service du film. Tri-State Station indique que nous sommes à l’intersection des frontières de la Pennsylvanie et des Etats de New York et du New Jersey. Les protagonistes y reviendront ensuite mais entre temps l’intrigue se sera déployée dans une région du Nord-Est des Etats-Unis délimitée par Philadelphie et Atlantic City au sud, Hackensack et Newark au nord et Pittsburg à l’est. Tout au long de l’action, sans qu’aucune carte n’apparaisse (ou presque), on sait toujours très précisément où se trouvent les personnages. Pour donner quelques exemples, Ole Andreson (Burt Lancaster) a grandi avec Sam Lubanski dans le quartier du 12th Ward à Philadelphie; il a livré dans la ville son dernier combat de boxe à la Philadelphia Sports Arena et se fera arrêter, toujours à Philadelphie, suite à un trafic de bijou dans le café de Lou Tingle … Après le casse à Hackensack, il s’enfuit au Palm Hotel à Atlantic City avant d’arriver à Brentwood. On peut reconstituer aussi très précisément les deux points de rendez-vous successifs choisis par les truands pour se retrouver après le casse de l’usine de chapeaux de Hackensack. Le premier est situé à 11 km au nord de la ville (Halfway House), l’autre à 11 km après le péage de l’autoroute. A Pittsburgh, Reardon, l’homme de la Compagnie d’assurances qui enquête sur le meurtre rencontre Kitty devant l’Adelphi Theater avant de l’emmener au Green Cat Cafe situé Salton Street, etc., etc. . Ce film est un véritable jeu de piste sur les traces des meurtriers d’Andreson et de leur commanditaires.

Chronologie

Tri-State Station

Les repères chronologiques sont aussi très nombreux. J’ai compté 39 références temporelles directes ou indirectes. Il faut rappeler que la narration du film est loin d’être linéaire. Inspiré de la construction de Citizen Kane, il comporte pas moins de 11 flash-backs. Par ailleurs, le récit multiplie les ellipses. Les scènes commencent souvent alors qu’un événement important a déjà eu lieu, événement que nous n’apprendrons qu’ultérieurement. Or, dans cette chronologie complexe, le film prend soin de nous fournir des repères temporels très nombreux et précis grâce aux dialogues ou à divers objets placés dans le plan : articles de journal, calendriers. Il peut même s’agir parfois de détails à peine visibles, comme ce calendrier accroché au mur du service comptable de l’entreprise Prentiss que l’on aperçoit fugitivement depuis l’extérieur dans la scène du hold-up. Les marqueurs chronologiques ou historiques ont bien sûr une fonction narrative. Ils préparent les flash-backs qui vont suivre et guident le spectateur dans une intrigue complexe racontée non chronologiquement.

De la même manière que pour l’espace, les repères chronologiques peuvent être relatifs ou absolus. Nous avons des repères absolus pour nombre d’événements passés, parfois précis au jour près. Pour le présent, nous ne connaissons que l’année. Le film couvre une période très large qui va d’un passé lointain, la découverte de l’Amérique en 1492 au futur proche, 1947, donc située après le tournage du film. Il s’agit dans les deux cas de plaisanteries, mais qui peuvent – comme on le verra – être signifiantes. L’action proprement dite se déroule pour une large part en 1946, temps présent du récit (34 séquences sur les 45 repérées), mais remonte par des flash-backs une semaine avant le meurtre (1 séquence), en 1935 (1 séquence), en 1938 (2 séquences) et en juin-juillet 1940 (7 séquences). Grâce aux informations distillées par la secrétaire de l’enquêteur ou par les dialogues des personnages, nous pouvons dater les éléments significatifs de la vie d’Andreson, qu’ils soient ou non montrés par le film: naissance, premier combat, dernier combat, arrestation, libération, hold-up, fuite, assassinat… L’attaque à main armée de Hackensack est aussi précisément datée que localisée. Elle a lieu le 20 juillet 1940 à 8:00. A ce moment la chronologie se densifie et l’on peut reconstituer les actions des différents personnages de manière très précise entre le 19 juillet 1940 22:00 et la fin de matinée du 20 juillet.

Le déroulement de l’enquête de Reardon n’est pas daté de manière absolue mais sa chronologie relative est explicite et l’on peut donc reconstituer le jour du meurtre. Comme nous savons que le film se termine un vendredi matin, on peut en déduire que le meurtre d’Andreson a eu lieu 4 jours plus tôt, soit le lundi précédent et que la rencontre avec Colfax à Tri-State Session a eu lieu le jeudi de la semaine avant. On peut même tenter de dater les évènements de 1946 à partir de quelques indices. Il fait nuit noire à 6:00 pm dans le Diner de Brentwood et Colfax prépare l’ouverture de la chasse. Nous sommes donc à l’automne. Après consultation d’un éphéméride en ligne donnant les heures de lever et coucher du soleil à Philadelphie à n’importe quelle date, on se rend compte qu’en 1946 la nuit ne tombe avant 18h:00 qu’à partir du 3 novembre. Le changement d’heure traditionnel aux États-Unis a lieu le premier dimanche de novembre et donc le lendemain, le soleil se couche une heures plus tôt, à 17h:00, ce qui devient compatible avec le film. Comme les personnages restent assez peu couverts tout au long du film (la scène sur le toit de l’appartement de Sam et Lily du mercredi en est un bon exemple), on pense donc à une belle arrière saison. Les chroniques météorologiques de Philadelphie indiquent des températures particulièrement chaudes (27° C) la semaine précédente, mais on a vu que l’heure du crépuscule ne correspondait pas. Elles sont assez fraîches (maximum 12°C) après le 4 novembre. Seul le mercredi 26 novembre a une température compatible (21°C) avec la scène du film. Malheureusement, c’est un jour sec, alors que dans le film il pleut lors de l’enterrement de Andreson, plus tard dans l’après-midi. On s’arrêtera donc sur l’élément le plus objectif et général, qui est le changement d’heure. Le meurtre aurait donc lieu le lundi 4 novembre 1946 vers 18:10 à Brentwood et le film se terminerait le vendredi 8 à Newark vers 10:00.

L’éventuel lecteur aura perçu le caractère nettement déraisonnable de cette tentative de météorologie rétrospective d’un événement purement fictionnel. Bien sûr, le scénariste n’a vraisemblablement pas consulté la météo de Philadelphie avant d’écrire son histoire. Il est même probable qu’il ait écrit la scène avant la date à laquelle elle est supposée se dérouler dans le film. Ce que je veux montrer est que le film est tellement prolixe en repères géographiques et chronologiques que l’on est tenté de recomposer les caractéristiques atmosphériques et physiques des temps et lieux évoqués. Le film respecte bien sûr une cohérence spatio-temporelle interne nécessaire à la crédibilité du récit cinématographique classique. Par exemple l’enterrement d’Ole qui a lieu en fin d’après-midi, comme le meurtre, est nécessairement nocturne. Mais le détail dans la trame cadre spatio-temporelle du film et surtout dans sa communication au spectateur dépasse largement cette simple exigence de cohérence interne.

On peut donc valider l’hypothèse de Tom Conley. L’action des Tueurs est située de manière très minutieuse dans l’espace comme dans le temps. Il n’en va peut-être pas de même pour tous les films noirs. On a en particulier un doute à propos d’un autre grand classique, Le Grand Sommeil de Howard Hawks, tourné la même année. Mais dans le cas des Tueurs, c’est bien le cas. Il est possible de dresser une carte conventionnelle de l’espace-temps que ce film-carte a lui-même généré. Une première tentative est présentée sous forme de carte Google Maps qui situe dans le temps et dans l’espace les 45 séquences du film.

La carte de Brentwood. The Map of Brentwood

Du niveau d’existence fictionnelle des lieux

Bien sûr une bonne partie de ces lieux sont fictifs, y compris le fameux Brentwood. On ne trouve pas ce toponyme à la frontière des trois Etats en question ni dans les environs. Il s’agit donc d’un lieu de fiction, ce qui ne l’empêche pas, bien qu’imaginaire, d’être très précisément localisable grâce à Tri-State Station. Brentwood est d’ailleurs significativement le seul lieu qui ait sa carte présente dans le film. Elle est accrochée au mur du bureau du Shérif. Or, comme celui-ci l’explique à Reardon, la petite bourgade est à l’écart de toute cette affaire. Les tueurs sont venus abattre quelqu’un qui n’était pas du coin…. Le seul lieu cartographié dans le film est donc non seulement fictif mais ne se trouve dans l’histoire que par accident.

On remarquera aussi que plus le lieu est précis plus il a des chances d’être fictionnel. Le 12th Ward est bien un quartier de Philadelphie mais je n’ai pas trouvé de trace sur le Net de l’Adelphi Theater à Pittsburgh ou de la Philadelphia Sports Arena. Le Green Cat Cafe de Pittsburgh est aussi inventé. Si un établissement est situé dans une rue qui existe comme le club de billard de Charleston dans Chesnut à Philadelphie, on ne connaît pas le numéro exact dans la rue (1700 Block). Et si l’on connaît le numéro de rue comme le manoir de Colfax, 792 River Bend à Pittsbugh, la rue n’existe pas et n’a – vraisemblablement – jamais existé. Il y a certainement des raisons juridiques à cela mais les endroits précis du film sont fictifs. Nous avons donc à faire à une géographie à deux échelles : la première concerne des lieux réels et bien déterminés, mais qui délimitent des espaces plutôt vastes; la seconde concerne des lieux très précisément déterminés à l’intérieur de ces espaces généraux mais dont les toponymes deviennent alors fictifs.

Hackensack – La ferme

Hackensack – Usine Prentiss

Atlantic City

Philadelphie

La mise en image des lieux

Rappelons d’abord que le film est entièrement tourné en studio, à Hollywood. L’extérieur de Brentwood, lieu fictif, n’est visible que par des scènes de studio à travers les jardins et la Tri-State Station. Même les alentours de la ferme près de Hackensack où les braqueurs se retrouvent pour partager le butin est reconstituée en studio. La seule scène qui semble montrer un lieu réel est celle du hold-up de l’usine de chapeaux à Hackensack. Elle est particulièrement intéressante, j’y reviendrai.

Les autres villes sont évoquées de différentes manières : Atlantic City est résumée par une vue sur la mer depuis l’hôtel. Pittsburgh se réduit au parvis d’un théâtre et à une rue banale de ville américaine parcourue par des voitures de police.Philadelphie bénéficie d’un traitement spécifique : une toile peinte présentant une vue panoramique des toits de la ville depuis l’appartement de Sam et Lily Lubinsky. On y reconnaît la tour du Philadelphia City Hall et la Cathédrale St-Peters et on retrouverait certainement quelques autres bâtiments de la skyline de l’époque. On remarquera que la position relative des deux bâtiments laisse supposer une vue depuis le Nord-Ouest, c’est à dire depuis une zone qui correspond au 5th District actuel de la Police de Philadelphie. Or Sam est supposé appartenir en 1938 et 1946 au 5th Precinct de la Police. Il semblerait donc qu’il n’habite pas très loin de son lieu de travail.

Les limites

Il n’est en fait pas vraiment surprenant qu’un film qui raconte comment un enquêteur trace des meurtriers accorde une large place à l’espace et au temps. C’est le principe même du film-enquête de remonter une piste en se fondant sur des indices, en recoupant des renseignements de dates et de lieux. Ce qui frappe dans le cas des Tueurs, c’est d’abord, comme on l’a dit, la suraccumulation de repères spatio-temporels, qui dépasse très largement ce qu’un spectateur même attentif peut percevoir et mémoriser.

A l’arrivée de cette enquête sur le travail du scénariste, on est donc convaincu du grand soin avec lequel ce dernier a mis en place un cadre géographique et chronologique très cohérent pour développer son histoire. Cet ancrage affirmé de l’action dans l’espace et le temps participe bien sûr d’une recherche de véracité. Il permet de lester les personnages et les événement d’un poids de réalité.  Rappelons au passage que l’auteur principal du scénario, non crédité au générique pour des raisons de contrat avec un autre studio, serait John Huston.

Il reste cependant quelques imprécisions. Un doute porte par exemple sur la localisation de la planque de Colfax, dans laquelle les truands se rencontrent à deux reprises. Elle peut se trouver non loin de l’usine où va avoir lieu le braquage le lendemain matin et donc à Hackensack, où semblent vivre Dum-Dum et Blinkie, puisque c’est là qu’ils règleront leurs comptes 6 ans après. Elle peut être aussi à Philadelphie, qui est la ville d’origine de Ole et Colfax. Aucun indice formel ne permet de trancher. On ne sait pas non plus où se trouve située la prison où Charleston partage la cellule de Andreson. Philadelphie est probable mais ce n’est pas précisé.

La chronologie est aussi marquée par des discordances. On passera sur le flou météorologique déjà suggéré. Ni les lumières, ni le feuillage des arbres ni les vêtements des acteurs n’indiquent un mois de novembre, qu’implique pourtant l’heure de la tombée de la nuit le jour du meurtre. Mais surtout, Sam indique à la 35ème minute que son mariage avec Lily a eu lieu 9 ans auparavant, soit en 1937. Or c’est en contradiction avec tous les autres indices qui le placent forcément en 1938. Ce petit décalage peut être dû à une simple erreur de l’acteur dans son texte. Seul le script permettrait de trancher. Il ne faut d’ailleurs pas pousser le bouchon trop loin. Un film n’est ni un levé de géomètre ni un rapport de police. Si la cohérence spatio-temporelle de l’intrigue est nécessaire à la réussite esthétique et narrative des Tueurs, elle n’est bien entendu pas suffisante. La mise en scène et en images, le rythme, le jeu des acteurs sont décisifs. Le film n’est pas figé sur le programme cartographique rigoureux qu’il a constitué. Il peut abandonner certains détail, d’autant plus que la trame générale est suffisamment forte pour l’asseoir solidement dans un espace-temps réaliste. Il est amusant que constater que le scénariste a mis dans la bouche du vieux truand Charleston la théorie de ce programme :

Quand on en vient aux dates, la seule dont je me souvienne est 1492. Après la sortie de prison de Ole, les dates et les lieux deviennent flous. Je peux vous dire ce qu’était la dernière fois mais ni où ni quand ni qui était présent.

Et Charleston d’enchaîner pourtant avec une indication qui vient compléter le puzzle …

Il est aussi important de souligner que le film laisse un grand blanc chronologique entre juillet 1940, « année de l’Ouragan » et novembre 46, « présent » du film. Dans le temps de référence, contrairement à la chronologie du film, on quitte Ole effondré sur le lit dans la chambre du Palm Hotel d’Atlantic City après le départ de Kitty pour le retrouver à Brentwood six ans plus tard toujours allongé sur un lit mais cette fois dans l’attente des tueurs. De la tentative de suicide manquée à l’acceptation résignée de son exécution, on est devant une continuité vide et désespérée que le film laisse de côté. Elle n’apparaît qu’en filigrane dans le jeu de regards entre Ole et Colfax à la station service.

Un déplacement onirique

Tom Conley voit à juste titre le véritable emblème géographique du film dans le plan initial, les quelques premières secondes du film où la lumière des phares illumine Bretwood, New-Jersey sur le panneau indicateur. Et il note qu’immédiatement le doute s’instaure : il n’y a pas de Brentwood au New-Jersey. Brentwood est surtout un célèbre quartier de Los Angeles contigu à Hollywood. Ce brouillage est aussitôt renforcé par l’image qui suit cette scène, complexe, striée d’ombre et de lumière, comme raturée, que viennent ensuite surcharger et brouiller les lettres du titrage du générique (voir ci-dessous le premier extrait sur YouTube).

Selon lui, cette entrée en matière conduit le spectateur à se demander, quelques secondes à peine après le début du film : « Mais où suis-je ? ». Pour Conley, qui analyse la construction graphique de ces plans initiaux :

le film établit par ce déplacement d’un endroit à l’autre une carte onirique ou mentale dans laquelle triangulation et topographie relèvent d’une mesure analogue, psychique ou physique.

Une deuxième illustration de cette interrogation fondamentale du film sur ce que signifie « être localisé », Conley la trouve dans la scène de braquage de la paye de l’usine Prentiss (voir le lien vers le second extrait sur YouTube en fin de billet). C’est le deuxième morceau de bravoure du film, constitué d’un célèbre plan-séquence tourné à la grue. Ce mouvement de caméra est pour Conley, l’équivalent parfait d’un travail cartographique, un relevé très précis dans l’espace de l’action violente en cours. La lecture simultanée de l’article de journal qui relate ce hold-up accompagne la caméra dans son périple complexe et oriente notre regard pour souligner dans l’image ce qui est important et ce qui ne l’est pas .

Conley remarque à ce propos un détail, mentionné aussi sur la fiche IMDb du film comme une gaffe. La caméra et les opérateurs en train de filmer se reflètent fugitivement mais très distinctement sur le pare-brise du camion alors que celui-ci avance frontalement vers la caméra. Pour Conley, ce plan a plusieurs effets. D’abord il donne à voir le mode de production du film lui-même, en dévoilant comment le flash-back est construit. Mais, en plus, le reflet projette la caméra dans le champ du film et renverse la position de celui qui filme ou qui regarde le film et le met en situation de se trouver filmé.

Le déplacement

On peut pousser le raisonnement un peu plus loin en prenant au sérieux ce déplacement de Brentwood, New-Jersey à Brentwood, Californie. Brentwood fait intégralement partie du mythe hollywoodien. Lieu de résidence de nombreuses stars dès le temps du muet, le quartier est historiquement lié au cinéma. Il n’est d’ailleurs pas très loin des studios Universal, où le film a été tourné. Il suffit de suivre Sunset Boulevard qui mène d’Hollywood à l’Océan et dont le nom servira de titre au film de Billy Wilder 4 ans plus tard. C’est ce lien entre le New Jersey de la fiction et le lieu de tournage en Californie qu’établit le panneau indicateur. Celui-ci est d’ailleurs placé juste après le globe d’Universal du début du film et juste avant le titre sous lequel le copyright Universal est rappelé. Le panneau indicateur ne se contente pas de brouiller les repères géographiques et psychiques, il installe le studio dans l’espace du film.

Il y a donc deux déplacements géographiques. Le premier va de l’univers de la fiction, le faux Brentwood de la Côte Est, à l’espace réel du cinéma, le vrai Brentwood de Los Angeles. Le second a lieu dans le réel. Il conduit de Brentwood aux studios Universal d’Hollywood, où le film a été tourné. On a bien sûr envie de chercher un autre déplacement symétrique, qui se trouverait cette fois dans la fiction et sur la côte Est.

On le découvre au sud-est du faux Brentwood, à Hackensack, New Jersey, là où se déroule la scène du braquage de l’usine de chapeaux Prentiss déjà analysée par Conley. On l’a dit, c’est la seule scène véritablement en extérieur du film. On remarque en particulier la rue que dévoile la caméra à la fin du plan, une rue banale de banlieue d’une ville américaine des années 40. Des bâtiments récents, modernes et assez chics sur la droite, plus loin un bâtiment plus élevé sur le mur duquel une affiche publicitaire (de cinéma ?) est placardée. Le quartier n’est pas très dense. Les maisons laissent la place à des arbres quand la rue file vers les collines qu’on aperçoit au loin. On entrevoit d’autres bâtiments juste derrière le camion, qu’on soupçonne d’ailleurs d’avoir été placé à dessein en travers de la route pour bloquer le trafic le temps du tournage.

Devant ce petit morceau de réel brut, le seul du film, le spectateur ne peut que se demander à nouveau, comme à la vue du panneau indicateur du début : « Mais où sommes-nous? ». Pas à Hackensack, bien sûr, mais évidemment à Hollywood, ses célèbres collines et ses studios de cinéma. Si l’on regarde de plus près l’entrée de l’usine Prentiss, on est rapidement convaincu qu’il ne s’agit pas d’un décor, mais tout simplement d’une entrée du studio Universal lui-même, utilisé comme décor naturel pour la scène. Il est difficile bien sûr d’être catégorique sans faire des recherches spécifiques mais l’architecture et la disposition ressemblent à s’y méprendre à une version plus modeste de ces entrées de studio, qu’on a vues dans de multiples films hollywoodiens, de Sunset Boulevard déjà cité à The Player d’Altman. Pour des soucis d’économie, on a vraisemblablement choisi d’habiller une entrée du studio avec quelques panneaux Prentiss et d’y tourner la scène du braquage.

Le lieu origine

Du coup cette scène fameuse prend une autre signification. Derrière Prentiss, il faut lire Universal. C’est vraisemblablement d’abord un trait humoristique, voire ironique, le plaisir de filmer des acteurs et des stars en train de pointer à l’entrée du studio, avant de les envoyer faire main basse sur les recettes de la compagnie. Cela fait d’ailleurs écho aux discussions du film à propos de l’impact de l’enquête de Reardon sur les résultats économiques de la firme d’assurance. Tom Conley a déjà fait le parallèle entre les rentrées de la prime d’assurance de la firme Atlantic Casualty & Insurance pour 1947 et les recettes des Tueurs dont l’exploitation sera en cours cette année là.

Mais surtout, au moment où le film met en scène le studio lui-même, il révèle le point origine, l’ espace matrice d’où procèdent tous les espaces fictionnels montrés dans le film. La précise géographie de la fiction présentée plus haut vient d’un seul coup se concentrer dans son lieu originel unique, le studio Universal. La caméra et les opérateurs apparaissent dans le reflet sur le pare-brise du camion sous une enseigne PRENTISS (lire : « Universal ») complètement lisible et parfaitement cadrée sur le pare-brise. On notera que les lettres inversées de l’enseigne vues depuis l’intérieur se trouvent remises à l’endroit par le reflet. Ce plan peut donc être lu (1) comme signe et signature par ses initiateurs (le réalisateur, le cameraman ?) du dévoilement du dispositif spatial cinématographique fondamental: produire des lieux et des espaces multiples à partir d’un lieu unique. Du point de vue visuel, la caméra observe de l’extérieur l’espace clos, grillagé, gardé, et saturé du studio. PRENTISS (Universal) est omniprésent dans le plan : sur l’enseigne, sur le flanc du camion et sur son pare-brise. Après avoir enregistré (cartographié) la scène violente qui s’y déroule, la caméra se dégage sur le côté et cadre la rue en ouvrant une ligne de fuite vers le monde extérieur. Notons au passage que la vision en reflet de PRENTISS dans le pare-brise est troublante. Elle suggère fugitivement que ce nom, qui représente donc Universal, désigne aussi le monde extérieur dans lequel entre le camion en sortant de l’usine. Ce plan éminemment cartographique présente donc une incursion violente dans l’espace du studio, cœur de la fabrication de l’imaginaire et décrit comme un lieu d’enfermement, puis une échappée vers le monde extérieur, réel, matérialisé par la route qui s’en va au loin, mais qui semble à cause du reflet troublant relever toujours du même monde de la fiction

On sait que « Les Tueurs » raconte l’histoire d’un double jeu, celui de Kitty qui fait semblant de tromper Colfax mais trahit en réalité Andreson. En anglais, le terme utilisé est double-cross ou double-crossing, qui signifie littéralement double-croisement. C’est exactement la figure spatiale que produit le film en croisant deux connexions entre deux lieux fictionnels : Brentwood, New-Jersey et Prentiss Hat Cie et deux lieux réels: Brentwood, LA et Universal Studio à Hollywood. Un bel exemple de cartographie imaginaire et géographique appuyé sur le cadre spatio-temporel solide du film noir.

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(1) Pour accepter cette hypothèse, il est nécessaire d’admettre que le reflet n’est pas une simple maladresse. Selon Siodmak et son opérateur, ce plan aurait été largement improvisé et filmé en une seule prise (source : Entretien avec H. Dumont, DVD français, Carlotta films). On pourrait penser que les opérateurs, occupés par la complexité de ce plan difficile, n’auraient pas remarqué qu’ils étaient dans le champ. Tom Conley pense lui que l’effet qui saute aux yeux lors d’un visionnage même pas spécialement attentif est volontaire. Hollywood sait très bien effacer ce type de défaut a posteriori. On peut remarquer aussi que le film utilise un pare-brise à deux autres reprises : dans la scène du début qui précède le panneau indicateur mais surtout dans la rencontre entre Andreson et Colfax dans la station service, organisée comme un lent ballet de regards à travers le pare-brise entre les deux hommes mutiques.

Par ailleurs, le plan où l’on lit les lettres de PRENTISS parfaitement cadrées sur le pare-brise au-dessus de la caméra grâce à la double inversion du reflet paraît bien trop ordonné pour ne pas avoir été voulu. On trouve d’ailleurs dans le film une autre scène avec une double inversion d’écritures. Quand Reardon entre au bureau la première fois, il passe derrière une porte transparente qui nous permet de lire le nom de sa compagnie, alors que celui-ci devrait être dirigé vers l’extérieur. La même inscription est apposée sur une deuxième porte en verre symétrique de la première. Nous ne pouvons pas la lire directement mais elle est projetée sur le mur du fond derrière Reardon. Celle-ci est donc visible de l’extérieur et inversée par rapport à la première.

Enfin le dernier argument en faveur d’un dispositif de référence volontaire est le nombre de jeux de mots visuels dans le film, qui témoignent de clins d’œil ou de références cachées. Certains sont plus convaincants que d’autres. Conley relève que quand les tueurs arrivent à la station service, la déformation de TRI-STATE STATION par l’angle de vue en TRI-ST rime avec TRYST (rendez-vous amoureux en anglais). Il repère aussi que quand Ole vient de rencontrer Colfax et qu’il a compris qu’il était condamné, il déclare qu’il se sent malade et sa tête vient bloquer certaines lettres du nom pour ne laisser lire que ATE STATIC, nouveau jeu de mots (voir ici). Enfin il cite Robert G. Porfirio qui souligne le cadrage sur la fin du mot (EM)PLOYEES au-dessus de l’entrée au moment où les truands mettent en œuvre leur subterfuge (« ploy » signifiant « stratagème » en anglais).

On versera à ce dossier une autre pièce : un des 53 anagrammes possibles de Prentiss est Pens’ Stir (la taule des stylos). On pense bien sûr à une vengeance cachée du scénariste en référence au régime quasi carcéral auquel étaient soumis les scénaristes des studios. Un peu tiré par les cheveux ? Peut-être mais c’est pourtant bien en taule (stir) que Charleston dit du « Suédois » : « I was sorry ’cause him and me, we had some good talks about the stars » (J’étais désolé car lui et moi on avait de si bonnes discussions à propos des étoiles (stars)« . Or, comme le dit le « Suédois » au début du film : « Charleston was right ».

Source : CONLEY T., [s.d.], Locations of Film Noir, The Cartographic Journal [En ligne], vol. 46, p. 16-23. Disponible sur : < http://dx.doi.org/10.1179/000870409X430960 >

Reference/Référence

  • Work Title/Titre de l’œuvre: Killers/ Les Tueurs
  • Author/Auteur : Robert Siodmak (Scénario : Anthony Veiller et John Huston, ce dernier non crédité)
  • Year/Année : 1946
  • Field/Domaine : Cinema
  • Type : Film Noir
  • Edition/Production : Universals
  • Language/Langue : En
  • Geographical location/localisation géographique : #Philadelphia, US # Atlantic City, US # Hackensack, US, Newark, US, Pittsburg, US # Matamoras, Comté de Pike, Pennsylvanie # Brentwood, La, US
  • Remarks/Notes: Le film est supposé se passer à Brenchwood, lieu fictionnel situé aux confins de la Pennsylvanie, de l’Etat de New York et et de l’Etat du New Jersey
    • Machinery/Dispositif : Sign/Panneau
    • Location in work/localisation dans l’œuvre : first seconds
    • Geographical location/localisation géographique :
    • Remarks/Notes :

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