
Eisenstein. La Grève. Photogramme emprunté au site Cinetourist.
Ce deuxième billet publié en collaboration avec la revue de cinéma Cinétrens, reprend l’éditorial écrit par Barnabé Sauvage et Clément Dumas pour son numéro 2 consacré à la cartographie. A partir de la fameuse séquence de l’encre renversée sur la carte dans La Grève, d’Eisenstein (1925), ils avancent l’idée que « tournant ainsi progressivement le dos au strict rôle de représentation, la cartographie et le cinéma cherchent à se muer en « images agissantes », à proposer des projets, des dispositifs de perception et de compréhension de notre relation au monde ».
In this post, the second dedicated to the cinema journal Cinétrens, we republished the editorial written by Barnabé Sauvage and Clément Dumas for the issue #2 of the review. about cartography. Based on the famous scene of Strike (Eisenstein, 925) they put forward this idea : : « thus, gradually turning their back on the strict role of representation, cartography and cinema seek to become « acting images », and propose projects, perception and understanding apparatus of our relationship to the world ».
Éditorial du numéro 2 de Cinétrens : Cartographie par Barnabé Sauvage et Clément Dumas.
À la toute fin de La Grève d’Eisenstein, le général de l’armée tsariste ordonne la répression sanglante des ouvriers menés par les syndicalistes. D’un coup violent, le militaire renverse sur la carte d’état-major un encrier dont le contenu se répand le long des ruelles. La métaphore est instantanément vérifiée par les plans qui suivent, montrant l’exécution des masses par l’armée. Cette carte de la ville russe, peut-être la plus connue de l’histoire du cinéma, ne constitue pas un simple objet, même métaphorique, au sein de l’espace filmique : elle suggère l’incroyable fécondité entre l’image de cinéma et la représentation cartographique.
[La vidéo de La Grève ci-dessous débute automatiquement à 1:30:10, début de la séquence cartographique et dure jusqu’à 1:31:56. La scène de l’encrier débute à 1:31:05.]
Trois horizons communs à ces deux régimes d’images peuvent être tracés à partir de cet exemple unique : une relation de connaissance, un rapport singulier à la réalité représentée grâce à sa modélisation (le plan des quartiers ouvriers) ; une relation pragmatique, médiatisée par une symbolique du pouvoir (le « plan d’action », la vague d’encre noire des Russes blancs) ; une relation esthétique, la puissance métaphorique et poétique de la représentation (l’encre noir, le sang des révolutionnaires).
Parce que la carte et l’image cinématographique font tous deux signes vers un morceau de réel, l’opération technique qui permet sa reproduction (dont on pourrait pourtant faire l’histoire, depuis les cartographies de Ptolémée jusqu’aux vues satellites, depuis le chronophotographe jusqu’à la caméra « 4K ») n’est pas interrogée directement par le spectateur. Dans une carte comme dans une image picturale ou cinématographique, l’intuition humaine reconnaît directement dans l’image l’objet qui appartient à cette représentation. Cette identification presque magique, en tout cas quasi immédiate, du signe et de l’objet noue une relation jalouse, entre la copie et le modèle.
La carte est un objet graphique : c’est un code de représentation du monde – à ce titre elle entretient le même rapport d’ambigüe dépendance avec les choses dont elle trace le contour que le langage. Mais comme les idéogrammes orientaux forment des alphabets sinueux de montagnes et de rivières, une carte s’écrit avec la matière même du monde, ou tente de nous le faire croire – aussi tend-t-elle idéalement vers sa propre disparition en se superposant exactement au paysage. À moins qu’elle ne fasse disparaître le paysage lui-même une fois qu’elle lui aura imité tous les traits, qu’elle saura se substituer si parfaitement au visible qu’il ne restera plus en lui que du lisible, de l’exprimable. Il n’y a pas définition plus proche de celle de l’image cinématographique.
Cette étrange collision entre le réel représenté, l’objet de la représentation et le médium sur lequel défile ou s’imprime l’image, Louis Marin l’appelle « le rapport visible du signe et de la chose. » En effet, c’est bien le rapport, le rapprochement conflictuel de ces différents régimes de réalité, qui attire le regard. La carte disparaît sous le liquide noir et instantanément, ce sont les faubourgs ouvriers eux-mêmes qui se trouvent envahis par le flot des cosaques : d’une réalité à l’autre, plus qu’un transfert d’échelle, une correspondance secrète. Le cinéma sait jouer de cet effet d’emboîtement, et particulièrement celui d’Eisenstein, dont l’art sait rendre d’une image à la fois sa littéralité concrète et sa puissance évocatoire – il s’agit bien d’une carte qui nous est montrée, quoique fugitivement, à nous spectateurs, et nous comprenons bien ce que signifie la violation de celle-ci pour le monde auquel nous appartenons. Tout comme nous comprenons instantanément le danger latent dans cette image de cinéma elle aussi maculée – l’image redoublant ici la carte, ou plutôt : la carte redoublant, dans cette image précise, le danger dont Eisenstein tente de nous prévenir durant tout le film : « Prolétaires, n’oubliez pas ! »
Tournant ainsi progressivement le dos au strict rôle de représentation, la cartographie et le cinéma cherchent à se muer en « images agissantes », à proposer des projets, des dispositifs de perception et de compréhension de notre relation au monde. C’est dans ce sens que Deleuze et Guattari, dans Mille plateaux, distinguaient la carte du calque : « si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel […] Une carte est affaire de performance. » (p. 20)
En effet, l’objet cartographique est historiquement le résultat d’intentions, d’intérêts et d’idéologies qui orientent la forme que prendra le territoire. Christian Jacob montre comment la carte ne constitue pas seulement une modélisation du réel à déchiffrer, mais bien le résultat d’enjeux matériels et structurels : il la situe entre « transparence de l’illusion référentielle » et « opacité d’un support qui matérialise », qui rend effectif, une action. De même, l’image filmique s’avère une mise en forme de la réalité, décidant – avec ses propres figurés – de ce qui peut ou pas exister dans l’espace du visible.
L’exemple de la carte de La Grève suggère ainsi une nouvelle dimension partagée par l’art cinématographique et les techniques cartographiques. C’est à travers l’outil cartographique, qui lui permet un regard total sur les faubourgs – à la façon d’un panoptique –, que le chef militaire exerce sa domination. D’un geste à la fois d’une rapide brutalité (le pot renversé) et d’une répétition expressive et pathétique (l’encre dégoulinant dans les rues, le poing frappant la table du général), Eisenstein adresse au spectateur une leçon cinématographique : comment la carte – entendue non seulement au sens de relevé d’un tracé existant, mais aussi comme planification future du réel – se révèle un organe du pouvoir. Ironiquement, comme une mise en abyme provoquée par le rapprochement de ces deux modalités de représentation, on décèle également en creux l’importance du cinématographe comme instrument du « projet de réel » communiste : n’est-ce pas le même Eisenstein qui se fera, dans La Ligne générale, le chantre du premier plan quinquennal dont l’importante réforme agraire agit en premier lieu sur le territoire même de la Russie ?
Si comme nous l’avons vu, la carte est toujours tendue vers une action possible ou en projet, si peut-être elle ne vaut que par la décision qu’elle nous oblige à prendre sur le monde, elle s’avère également d’autre part l’objet construit d’une action antérieure, en premier lieu la délimitation d’un espace habité.
Ainsi le concept d’espace du cartographe n’est-il pas réductible au concept spatial du géomètre : celui-ci est d’abord un système abstrait de rapports, de distances, de mesures, alors que la construction d’un espace cartographique inscrit nécessairement le sujet cartographe – et le rapport qu’il entretient avec « son » lieu – dans le tableau. La carte fonctionne ainsi avec le référent, avec le monde tout entier, comme un doigt pointé : tel objet géologique devenant tel figuré cartographique signifie d’abord : « c’est ça que je vois et c’est ainsi que j’en forme l’image. » S’ouvre alors une dimension affective de la cartographie qui n’est plus seulement le relevé d’un espace distinct de soi, mais le parcours d’un lieu arpenté. Tracer une carte est une affaire de geste autant qu’une affaire de vue, et c’est peut-être en cela que cette action se trouve aussi proche du geste de cinéma.
Dans le film d’Eisenstein, la carte ne vaut pleinement comme carte que par le montage alterné qui présente instantanément les lieux dessinés et les assimile comme étant « notre » lieu, celui où « nous », peuple suggéré par le film, habitons. L’encre sur du papier n’aurait qu’une dimension abstraite, géométrique, si elle n’était pas l’encre de l’envahisseur sur « notre » morceau de papier. Ainsi l’appareil d’État, pourtant « l’auteur » de la carte et de la décision de parquer les ouvriers dans une souricière, se retrouve comme dépossédé de son pouvoir de contrôle à mesure que l’on comprend qu’il n’est plus le véritable « cartographe » de la carte maculée : système graphique en situation flagrante d’illégitimité, la carte n’est plus l’outil du pouvoir, mais la conscience désespérée d’un habiter en péril. La cartographie comme dispositif de domination se retrouve par conséquent toujours doublée de son envers sensible, de sa réappropriation affective, de sa résistance esthétique.
C’est dans cette situation de clignotement ininterrompu et indéterminé entre différentes valeurs de figures et régimes de sens, dans ce battement incessant entre les lignes et les espaces, que se mettent en image les pensées conjointes du cinéma et de la cartographie.
Barnabé Sauvage et Clément Dumas. Cinétrens n°2, Editorial
Note de (e)space&fiction : le site Cinetourist a mentionné en 2011 la Grève d’Eisenstein et présente les photogrammes de la séquence cartographique dont nous avons tiré les illustrations de l’article.
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- Work Title/Titre de l’oeuvre : La Grève
- Author/Auteur : Sergei Eisentein
- Year/Année : 1925
- Field/Domaine : Cinema
- Type :
- Edition/Production :
- Language/Langue : ru
- Geographical location/localisation géographique : #Russie
- Remarks/Notes:
- Machinery/Dispositif : map/carte
- Location in work/localisation dans l’oeuvre :
- Geographical location/localisation géographique : #Russie
- Remarks/Notes :