
Dans Diamants sur canapé (Breafkfast at Tiffany’s ) de Blake Edwards, la jeune et fantasque Holly Golightly (Audrey Hepburn) tricote un objet aux formes curieuses. Elle-même ne sait pas très bien ce que c’est. « Peut-être le plan d’un ranch » qu’elle aurait mélangé avec son patron. Un fil invisible relierait-il carte et tricot ?
In Breafkfast at Tiffany’s by Blake Edwards, the young and whimsical Holly Golightly (Audrey Hepburn) is knittinf an indistinct object. She herself does not know precisely what it is. « Perhaps a ranch map » she would have mixed with her knitting pattern. What invisible thread could connect maps and knitting?
Le plan tricoté du ranch (Breakfast at Tiffany’s)
Le plan tricoté est aussi fantaisiste et excentrique que Holly Golightly (Audey Hepburn), excitée par son mariage à venir avec José, le riche politicien brésilien. Le pull aux formes indistinctes symbolise bien sûr l’histoire que se raconte Holly qui a choisi d’épouser José pour son argent alors qu’elle aime Paul (George Peppard), le jeune écrivain pauvre et gigolo, lui-aussi amoureux d’elle. C’est l’échec annoncé de ce mariage incongru que Holly tisse de ses propres mains. L’extrait ci-dessous, situé juste avant l’arrivée de Paul, décrit le contexte de la réalisation du tricot et reconstitue la cinématique de celui-ci sans que jamais le spectateur ne puisse saisir le tricot comme un objet complet.
Les cartes tricotées
Elles sont rares au cinéma comme ailleurs (si vous en connaissez d’autres, merci de les indiquer en commentaire). On trouve plus d’exemples dans l’art ou l’artisanat textile. Ainsi cette carte réalisée pour l’année internationale de la cartographie 2015-2016 et repérée par le très conseillé et stéphanois site Pacha Cartographie. Elle relève d’ailleurs non du tricot mais de la broderie et plus précisément, semble-t-il, du point de croix :

Carte et tissu
Peut-être se rappelle-t-on que les mots map en anglais, mapa en espagnol ou mappa en italien viennent du mot latin mappa qui signifie serviette, mouchoir ou nappe. Le mot nappe en français en est directement issu par altération de la consone initiale. Mappe avec le sens de carte fut d’ailleurs utilisé en Louisiane, au Québec et bien sûr en Savoie, où fut créé un des premiers cadastres modernes au début du XVIII siècle, la fameuse mappe sarde, Le géographe Franco Farinelli a théorisé le lien entre la m(n)appe et la table (voir notre billet à propos de la série Weed).

En fait, on cartographie sur tissu depuis l’Antiquité. Dans l’Empire des Cartes, Christian Jacobs donne des exemples de cartes peintes sur soie trouvées en Chine dans une tombe datant du deuxième siècle avant Jésus-Christ. Cortès rapporte que Montezuma lui présenta une étoffe où était figurée la carte de la côte mexicaine. Et une tapisserie de la cathédrale de Beauvais comporte une carte des Gaules. Jacob cite même Kish qui, dans La carte, image des civilisations, affirme qu’une dame de la cour impériale chinoise « avait dressé une carte sur soie, où la trame et la chaîne du tissu tenaient lieu de quadrillage cartographique ».
Les cartes imprimées sur tissu pour la confection de foulards ou de robes sont courantes. Et la Grande Vadrouille a mis en scène cette technique de cartographie dans un plan d’anthologie. Mais on perçoit bien que l’impression d’une carte sur une pièce d’étoffe reste assez proche de l’impression sur papier. En tricotant, Holly produit la matière et la structure de la carte dans un processus à la fois programmé et répétitif.
Tricoter la Toile (Milène Michaud)
Le métier Jacquard avec ses cartes perforées qui commandent les motifs du tissu est souvent vu comme un précurseur de l’informatique. Il est au centre du travail de l’artiste Milène Michaud qui entend « tricoter l’Internet ». En tissant sur son métier Jacquard des cartes et images satellites issues de Google qu’elle coud entre elles, elle (re)matérialise le Web (la Toile) par un procédé complexe à la fois informatique, mécanique et manuel, qui relève à la fois de l’industrie et de l’artisanat, du numérique et du textile.
A l’analogie entre le couple chaîne/trame et latitude/longitude, Mylène Michaud ajoute une nouvelle dimension, le rapport entre la trame du tricot et la grille de l’image pixelisée. On se rappellera que raster, nom du format des images en géomatique, peut se traduire par trame en français. Dans son étonnante installation qui porte comme titre les coordonnées géographiques du centre de l’image satellite d’une section du Saguenay, l’artiste interroge finement les agencements parallèles entre «pixel et image, maille et étoffe, individu et communauté». Comment faire tenir ensemble cette répétition de mailles, de points, de pixels ? Comment ralentir par une construction artisanale l’hypervitesse du Web ?
Mylène Michaud explique que cette répétition commune au numérique et au tissu passe par le temps, qui devient un matériau de l’œuvre finale. On retrouve là un écho du plan tricoté de Breakfast at Tiffany. On a vu que le film ne le figeait jamais dans un plan unique. Il dévoile d’abord le processus allant depuis la pelote jusqu’aux aiguilles, puis ne laisse jamais la caméra fixer l’objet, qui reste toujours indéterminé et peut-être infiniment non terminé.
Tricot, information et complot (Le conte de deux cités).
Mais le temps est aussi celui de la projection, de la préparation du lendemain. En tricotant ce qui peut-être un plan de ranch – Holy n’en est pas vraiment sûre, c’est seulement une probabilité – elle se projette à la fois mentalement et concrètement dans le futur de son mariage supposé heureux au Brésil. Le caractère informe du résultat laisse supposer son indécision inconsciente ou l’irréalisme de son projet. Le tricot est donc aussi un plan d’action, une trame pour tenter de donner une forme à un futur auquel on a envie de croire.
En français comme en anglais, plan s’entend d’ailleurs aussi bien comme carte que comme projet, dans l’espace comme dans le temps. En anglais le mot plot est encore plus remarquable. Il combine les sens les plus divers: lot, lopin ou parcelle de terrain, plan ou carte, schéma, graphique et aussi tracé, mais encore intrigue dramatique ou plan secret et conspiration. Ceci nous conduit à un autre emploi fameux du tricot dans la fiction, celui de Charles Dickens dans son roman Le Conte de deux cités et de sa terrible Thérèse Defarge inspirée des fameuses tricoteuses des clubs de la révolution française. En apparence spectatrice du complot que fomentent « les Jacques », emmenés par son aubergiste de mari pour venger le peuple de ceux qui l’exploitent et l’humilient, elle en est en fait la véritable instigatrice et la plus radicale protagoniste. Toujours affairée à son tricot, elle enregistre dans son ouvrage, selon un code connu d’elle seule, le nom et le signalement de tous les ennemis de classe qui devront un jour payer leurs crimes de leur vie. Le tricot de l’impitoyable Thérèse Defarge est donc le registre, la base de données où sont consignés les noms et états de ceux qu’il faudra châtier quand viendra le temps de la revanche.
Tricot, information et conspiration entretiennent donc des rapports serrés. Plot en anglais n’a pris le sens de conspiration qu’assez tardivement, peut être par analogie de consonance avec le complot français, dont le sens lui même a dérivé pour des raisons obscures à partir d’une idée de foule et de rassemblement. On en revient alors à la question du groupe et de la communauté évoquée par Mylène Michaud. Le tricot est une manière aussi d’associer des éléments selon une règle répétée, de donner une structure à la répétition du détail et donc de faire tenir le collectif, de le rassembler dans une figure ou un lieu (con-plot) De ce point de vue, le film de Blake Edwards met en scène à travers Holly l’évolution d’un personnage individualiste et égocentrique, sans cesse en train de construire en secret des plans et des intrigues compliqués aussi personnels qu’improbables, jusqu’à sa rencontre avec Paul. Thérèse Defarge comme Holly, dans une moindre mesure, ourdissent un complot – ourdir, au passage, est un terme de l’industrie textile qui désigne la confection de la chaîne avant de la monter sur le métier à tisser. Tramer a aussi en français le sens de préparer une action répréhensible et motif désigne à la fois les raisons d’une action et une structure graphique ou spatiale répétée. Elle se traduit en anglais par pattern, qui correspond au mot français patron qui désigne justement le modèle, le plan d’un vêtement en couture ou en tricot.
Trame a dans notre langue presque la même polysémie que plot en anglais. Issu du latin trama, par contraction de trans (au delà) et meare (« couler, se glisser »), il renvoie à des structures à la fois spatiales et temporelles, dans le textile, en littérature ou en urbanisme, comme en informatique, où une trame est un paquet d’information véhiculé au travers d’un support physique. Par la plongée dans le temps, le tricot est une mise en opération qui produit la trame. Celle-ci renvoie par son agencement spatial à la dialectique entre la répétition d’un élément simple et la production d’une pièce unique complexe et par son déploiement temporel à la question du plan, du projet et de son caractère secret. Le tricot nous indique ainsi une voie pour mieux comprendre le tramage spatial et temporel de nos vies et nos sociétés par le numérique.
Du tricot de Holly Golightly nous avons dérivé à la carte et au complot, dispositifs informationnels d’agencement et de planification dans l’espace et dans le temps. Mais, le plus important, si vous avez la chance de ne pas l’avoir encore vu (et même dans le cas contraire), dégustez sans délai ce délicieux Breakfast at Tiffanny.
(Ce billet est pour Elisa, pacifique tricoteuse à Vancouvers.)
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- Work Title/Titre de l’oeuvre :Breafkfast at Tiffany (Diamants sur canapé)
- Author/Auteur : Blake Edwards
- Year/Année : 1961
- Field/Domaine : Cinema
- Type : Comédie
- Edition/Production : Jurow-Shepherd
- Language/Langue : en
- Geographical location/localisation géographique : # New-York
- Remarks/Notes:
- Machinery/Dispositif : carte/map, knit/tricot
- Location in work/localisation dans l’oeuvre :
- Geographical location/localisation géographique :
- Remarks/Notes
- Work Title/Titre de l’oeuvre : 48.4243, -71.0527,
- Author/Auteur : Mylène Michaud
- Year/Année : 2016
- Field/Domaine : art
- Type : textile
- Edition/Production :
- Language/Langue :
- Geographical location/localisation géographique :
- Remarks/Notes:
- Machinery/Dispositif :
- Location in work/localisation dans l’oeuvre :
- Geographical location/localisation géographique :
- Remarks/Notes :
- Work Title/Titre de l’oeuvre : Tale of two cities (Le conte de deux cités)
- Author/Auteur : Charles Dickens
- Year/Année :
- Field/Domaine : literature/Littérature
- Type :
- Edition/Production :
- Language/Langue : en
- Geographical location/localisation géographique : # Paris, # Londres
- Remarks/Notes:
- Machinery/Dispositif :
- Location in work/localisation dans l’oeuvre :
- Geographical location/localisation géographique :
- Remarks/Notes :
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Excellent billet ! Merci Thierry.
Voici un autre exemple de carte du monde tricotée :
Knitting The World Together : a final major project by Bonnie Kate Wolf
https://knittingtheworld.wordpress.com/2012/04/12/the-map-in-place-a-story-i-would-tell-any-young-person-in-your-life/
Ce projet a fait l’objet, par son auteure, d’une opération de financement participatif en 2012 mais qui n’a pas abouti au résultat escompté : https://www.kickstarter.com/projects/bonniekatewolf/knitting-the-world-together?ref=profile_created
Voici un autre exemple : https://www.flickr.com/photos/dogbytes/sets/72157594396331250/ et http://www.ravelry.com/patterns/library/map-of-the-world-afghan.
Et voici toutes les explications pour le reproduire soi-même : https://store.vogueknitting.com/p-3243-map-of-the-world-afghan-pillows.aspx.
Avis aux amateurs/amatrices
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Comme quoi la carte tricotée est un genre à part entière !
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