On rebat les cartes avec Jules Romains : 1) La carte fantasmagorique des Copains

La carte dans Les Copains. Film d’Yves Robert

On inaugure une série de billets consacrée aux cartes qui apparaissent dans trois œuvres de Jules Romains. Après quelques remarques à propos de l’inclination géographique de l’écrivain, ce premier billet présente la fameuse carte de son premier roman Les Copains.

This new series of posts is dedicated to the maps that appear in three works by the French writer Jules Romains. After a few remarks about the writer’s geographical inclination, this note is devoted to the famous map from his first novel Les Copains.

English Français Reference

Français

Jules Romains

Jules Romains, un des écrivains français les plus célèbres de l’entre-deux-guerres par ses pièces théâtrales, ses romans et son rôle d’intellectuel, a un peu perdu les faveurs du public ces dernières années. Hormis la pièce Knock ou le triomphe de la médecine, le récit Les Copains et son roman fresque en 27 volumes Les Hommes de Bonne Volonté, toujours accessibles en poche, une grande partie de son œuvre théâtrale ou poétique et de ses essais ne se trouve plus facilement.

Jules Romains nous intéresse car il exprime dans sa poésie, par exemple dans La vie unanime en 1908, et surtout dans son roman les Hommes de Bonne Volonté, écrit entre 1932 et 1946, une intense sensibilité à la vie urbaine. Il y déploie ainsi une géographie de Paris tout à la fois précise et sensible, vivante et analytique, truculente et poétique. Avec M. Le Trouhadec, il a aussi créé un des rares personnages de fiction géographes (quels sont les autres?), qu’il prend d’ailleurs un malin plaisir à ridiculiser.

On ne s’étonnera donc pas de trouver dans son œuvre quelques cartes d’anthologie de style varié. Celle du 1er tome des Hommes de Bonne Volonté que nous avons déjà évoquée ici est précise quoique fugace, souvenir d’enfance personnel mais partagé par une génération entière. La carte des Copains présentée ci-dessous est très célèbre. Elle est d’un genre assez rare, qu’on pourrait appeler la cartographie fantasmagorique. Celle de Knock, moins remarquée, est portant un exemple accompli d’évocation littéraire d’une carte scientifique à but opérationnel, type peu vu jusque là dans la littérature de fiction. Son irruption au début des années 1920 dans une comédie aux allures de farce peut surprendre. Elle manifeste la préconscience par Romains qu’un mode nouveau d’organisation sociopolitique émerge, fondé sur la chimère mortifère que pourrait exister une conduite totalement rationnelle des affaires humaines fondée sur un mécanisme alliant suggestion des consciences et connaissance scientifique de la société. Quant à celles qui apparaissent dans une autre des ses pièces, Donogoo-Tonka, elles forment une chaîne cartographique très originale, comme destinée à illustrer la collections des matérialisations locales d'(e)space&fiction.

La carte des Copains

Cette carte très connue intervient au tout début du livre, comme le déterminant de l’action. On connaît l’argument du roman. Suite à une soirée très arrosée, un groupe de jeunes copains parisiens se considèrent insultés par une carte de France accrochée dans un grenier, et plus particulièrement par deux villes voisines du Puy-de-Dôme : Ambert et Issoire. Ils décident derechef de se venger de cette agression caractérisée en organisant dans ces deux localités une série de canulars qui visent à saper les trois piliers de toute société organisée : l’Armée, l’Église et l’Administration (municipale).

Exclu de la tablée suite à une dispute au café à propos d’un concours de consommation d’alcool, Bénin retrouve les Copains à la table où il les avait laissés quelque temps avant (texte issu de Wikisource) :

Depuis tantôt, il s’est produit un événement que je ne prévoyais pas. Je suis allé au grenier.
On rit juste assez pour ne pas lui déplaire.
— Je suis allé au grenier ; ce qui explique — soit dit en passant — telle modification de ma toilette dont vous avez paru surpris. Eh bien ! messieurs, j’ai vu dans le grenier… quoi ?… une carte de France.
— Le grenier est éclairé ?
Bénin sortit de sa poche une boîte de tisons.
— Elle est vide. J’ai brûlé trente-six allumettes. Mais j’ai vu.
Il cogna la table du poing.
— J’ai vu quatre-vingt-six départements !
« J’ai vu quatre-vingt-six départements l’un à côté de l’autre, messieurs, rangés sagement l’un à côté de l’autre d’une façon dont vous n’avez pas idée.
« Quatre-vingt-six départements qui ont des dents !
« Quatre-vingt-six départements qui ont des pointes, des épines, des crêtes, des lames, des tenons, des crochets, des griffes, des ongles, et qui ont aussi des fentes, des fissures, des crevasses, des creux, des trous; et qui s’engrènent, qui s’ajustent, qui s’emboîtent, et qui s’accouplent comme une bande de cochons.
« Chose étrange, au milieu de chaque département il y a un œil !
Un sourd murmure passa.
— Un œil rond, et véritablement ahuri, avec un nom écrit à sa droite. Chaque fois qu’un nouveau tison flambait, un nouvel œil s’ouvrait dans l’ombre. J’ai vu trente-six fois un œil.
« Tout cela m’a révolté.
« Alors, messieurs, malgré la haine que dans ce grenier je ressentais pour vous ; malgré la saleté de votre conduite, j’ai regretté votre absence.
« J’aurais voulu que les copains fussent là ! Un tel spectacle, messieurs, ne vous aurait pas laissés indifférents. Et peut-être auriez-vous été frappés comme moi par l’expression de deux de ces yeux, expression à vrai dire indéfinissable, mais qui m’a semblé provocatrice. Je fais allusion (et il baissa la voix) à l’œil nommé Issoire, et à l’œil nommé Ambert. Ces yeux ne sont rien pour vous. Vous n’avez pas encore regardé leur regard (et ici Bénin fredonna quelque chose).
« Je suis redescendu pour que vous montiez. Je me tais pour que vous parliez. »

Même à travers les yeux d’un individu à la conscience embrumée par l’alcool qui la contemple à la lumière stroboscopique de 36 allumettes, cette carte intrigue les copains, qui montent au grenier de concert et sans retard pour l’inspecter.

Ils entrèrent dans le grenier, qui était plutôt complexe que sordide. On y reconnaissait par analyse une armoire sans porte, une porte sans armoire, un drapeau russe, un buste de Félix Faure ayant pour socle un bidet. Mais la vue était soudain envahie par une carte de France. Le papier en semblait résistant. Deux barres de bois noir, une en haut, une en bas, lui donnaient de la rigidité. Une simple ficelle la suspendait à un clou. Bénin n’avait rien avancé que de vrai. Cette carte figurait quatre-vingt-six départements, et on ne sait combien de villes qui faisaient de l’œil. Les copains trouvèrent ça admirable.
— Des yeux ! cria Bénin, il y en a plus que dans le bouillon du pauvre, plus que sur la queue du paon..
Il tendit le bras.
— Issoire ! Ambert !
Tous, au fond d’eux-mêmes, furent d’avis qu’effectivement Issoire et Ambert avaient un drôle d’air.
— Qu’allons-nous répondre, messieurs, à ce défi ? Issoire et Ambert narguent notre assemblée. La chose n’en restera pas là.

Au milieu d’un bric-à-brac très IIIe république, on voit mieux maintenant la carte dont il s’agit. C’est une carte vraisemblablement scolaire de la géographie administrative de la France, assez proche de celle remémorée par Jerfagnion dans Les Hommes de Bonne Volonté. Les 86 départements sont ceux issus de la défaite de 1871 (nous sommes avant la guerre de 14). « Manquent » le Bas-Rhin et le Haut-Rhin et s’est ajouté le nouveau département de la Meurthe-et-Moselle par fusion des parties non annexées de la Meurthe et de la Moselle. Les yeux sont bien évidemment les préfectures et sous-préfectures, parmi lesquelles Issoire et Ambert déclenchent l’ire et la vengeance des copains. Pourquoi elles? Mystère. Situées à la même latitude et peu éloignées l’une de l’autre, elles peuvent en effet évoquer une paire d’yeux. On notera que Jules Romains est né Louis Farigoule dans un petit village de la région en Haute-Loire, voisine des deux communes.

On appréciera dans les extraits le talent de Jules Romains, capable de transfigurer une carte prosaïque et platement administrative pour en faire une apparition quasi onirique et surnaturelle. Dernier point notable : si les cartes sont communes dans les œuvres de fiction, elles sont rares à se placer à l’origine même de la narration. Il en va ainsi dans L’Île au trésor de Stevenson et dans Les Copains de Jules Romains.

Il existe une adaptation au cinéma des Copains tournée par Yves Robert en 1963. La carte imaginée par Jules Romains a donc sa transcription cinématographique, dans un style unique qu’on pourrait qualifier de « Géopsychédélisme administratif ».

Ce monument de cartographie animée est restée injustement méconnu, au contraire de la chanson du générique créée sur commande pour le film par Georges Brassens.

On peut s’interroger. Pourquoi 89 départements sur cette carte ? L’action du film se passe très clairement dans les années 60, alors que la France compte 90 départements depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962. Cette carte scolaire reléguée au grenier est ancienne, mais plus récente que celle évoquée dans le roman. Elle a été conçue par A. Gibert (1893-1985), professeur à l’Université de Lyon et publiée par la Librairie Delagrave. Elle obéit au fameux modèle Vidal Lablache, du nom du fondateur de la géographie universitaire française. Elle est nécessairement postérieure à 1918 puisque l’Alsace et la Lorraine sont là. Mais, comme on le voit nettement en zoomant sur la carte, les auteurs n’ont pas encore réintégré le Territoire de Belfort, promu au statut de département en 1922. Elle daterait donc du tout début des années 20. Amusante coïncidence : Gibert consacra sa thèse de 1930 à une étude géographique de la Trouée de Belfort.

English

The text below is a fast adaptation of an automatic translation performed with the free version of https://www.deepl.com.

Shuffling the maps with Jules Romains

Jules Romains

Jules Romains, one of the most famous French writers of the inter-war period for his plays, novels and his role as an intellectual, has lost some of the public’s favour in recent years. Apart from the play Knock ou le triomphe de la médecine, the story Les Copains and his 27-volume novel Les Hommes de Bonne Volonté, which are still available in paperback, a large part of his theatrical or poetic works and essays can no longer be easily found.

Jules Romains interests us because in his poetry, for example La vie unanime in 1908, and especially in his novel Les Hommes de Bonne Volonté written between 1932 and 1946, he expresses an intense sensitivity to urban life. In particular, he deploys a geography of Paris that is at once precise and sensitive, lively and analytical, truculent and poetic. With M. Le Trouhadec, he created one of the rare fictional geographer characters (who are the others?), whom he took a malicious pleasure in ridiculing. It is therefore not surprising to find in his work a few anthology maps of various styles. The one in the first volume of Les Hommes de Bonne Volonté that we have already mentioned here is fleeting but precise, like a personal childhood memory shared by an entire generation. The map of Les Copains that we present below is very famous. It is of a rather rare kind, that we could call Phantasmagorical Cartography. Knock’s map, less noticed, is an accomplished example of a literary evocation of a scientific map with an operational purpose, a type that has been little mentioned until now in fiction literature. His appearance in a farcical comedy of the 1920s may come as a surprise. It manifests the pre-consciousness by Romans that a new mode of socio-political organization is emerging, based on the deadly chimera that a totally rational conduct of human affairs based on a mechanism combining the suggestion of consciences and the scientific knowledge of society could exist. As for the maps in another play, Donogoo-Tonka, they form a very original cartographic chain, as if made on purpose to illustrate the local materializations‘scollection of (e)space&fiction.

The map in the novel Les Copains (« The Buddies »)

This well-known map is located at the very beginning of the novel, as the determinant of the action.The book’s argument is well known. Following an evening involving alcohol, a group of young Parisian friends feels insulted by a map of France hanging in an attic and more particularly by two neighboring towns in the Puy-de-Dôme: Ambert and Issoire. They decide to take revenge for this aggression by setting up in these two towns a series of hoaxes aimed at undermining these three pillars of any organized society : Army, Church and (municipal) Administration.

Excluded from the table following a dispute over a coffee drinking contest, Benin found the buddies at the table where he had left them some time before (source : Wikisource):

Something has happened since then that I didn’t foresee. I went to the attic.
They laughed just enough to keep him happy.
— I went to the attic; which explains – by the way – such a change in my toilet that you seemed surprised. Well, gentlemen, I saw in the attic… what? … a map of France.
— Is the attic illuminated?
Benin took out of his pocket a box of firebrands.
— It’s empty. I burned thirty-six matches. But I saw.
He hit the table with his fist.
— I saw eighty-six departments!
« I saw eighty-six departments lined up next to each other, gentlemen, lined up next to each other in a way you have no idea.
« Eighty-six departments with teeth!
« Eighty-six departments that have spikes, thorns, crests, blades, tenons, hooks, claws, nails, and also have slits, cracks, crevices, hollows, holes; and that interlock, fit, fit together, and mate like a band of pigs.
« Strange thing, in the middle of every department there is an eye!
A low murmure was heard.
— A round eye, and truly bewildered, with a name written to its right. Each time a new firebrand burned, a new eye opened in the shadows. I saw an eye thirty-six times.
« All this revolted me.
« So, gentlemen, in spite of the hatred I felt for you in that attic; in spite of the filth of your conduct, I regretted your absence.
« I wish the boys had been here! Such a spectacle, gentlemen, would not have left you indifferent. And perhaps you would have been struck as I was by the expression of two of those eyes, an expression which is indefinable, to tell the truth, but which seemed to me to be provocative. I am referring (and he lowered his voice) to the eye named Issoire, and the eye named Albert. These eyes mean nothing to you. You haven’t yet looked at their gaze (and here Benin hummed something).
« I’ve come back down so that you can come up. I shut up so that you could talk. »

Even seen through the eyes of an individual whose consciousness is fogged by alcohol and who contemplates it under the strobe light of 36 matches, this map intrigues his friends, who decide to go up together to the attic without delay to inspect it.

They entered the attic, which was more complex than sordid. One could recognize by analysis a cupboard without a door, a door without a cupboard, a Russian flag, a bust of Félix Faure with a bidet as a base. But the view was suddenly invaded by a map of France. The paper seemed resistant. Two bars of black wood, one at the top, one at the bottom, gave it rigidity. A simple piece of string suspended it from a nail. Benin had not advanced anything but the truth. This map showed eighty-six departments, and many cities that were making the eye. The buddies thought it was admirable.
— Eyes! » shouted Benin, « There are more eyes than in the poor man’s broth, more than on the peacock’s tail… ».
He reached out his arm.
— Issoire! Ambert!
All of them, deep down, were of the opinion that Issoire and Ambert did indeed look strange.
What are we going to say, gentlemen, to this challenge? Issoire and Ambert taunt our assembly. The thing will not stop there.

In the middle of a very « IIIe République » junk shop, we can see better now the map we are talking about. It is a (school?) map of the administrative geography of France, close enough to the one recalled by Jerphagnion in the novel Les Hommes de Bonne Volonté. The 86 departments are those resulting from the defeat of 1871 (we are before the war of 14). The Bas-Rhin and the Haut-Rhin are « missing » and a new department of Meurthe-et-Moselle was added by merging the non-annexed parts of Meurthe and Moselle. The eyes are obviously the district prefectures and sub-prefectures, among which Issoire and Ambert are triggering the ire and vengeance of their buddies. Why them? Mystery. Located at the same latitude and not very far from each other, they can indeed evoke a pair of eyes. It should be noted that Jules Romains was born Louis Farigoule in a small village in the Haute-Loire region, not far fom the two communes.

In this excerpt, we can appreciate the talent of Julius Romains, capable of transfiguring a prosaic and flatly administrative map into an almost dreamlike and supernatural appearance. Last point of note: while maps are common in works of fiction, they are rarer to be placed at the very origin of the narrative, as in Stevenson’s Treasure Island and in Les Copains de Jules Romains.

The map imagined by Jules Romains thus has its cinematographic transcription, in a unique style that could be described as « Administrative Geopsychedelia ». This monument of animated cartography has remained unjustly unrecognized, in contrast to the theme song created on commission for the film by Georges Brassens.

It’s questionable. Why 89 departments on this map? The action of the film takes place very clearly in the 1960s, when France has had 90 departments since Algeria’s independence in 1962. This school map relegated to the attic is old, but not as old as the map evocated in the novel. It was designed by A. Gibert (1893-1985), professor at the University of Lyon and published by the Librairie Delagrave. It follows the famous Vidal Lablache model, named after the founder of French university geography. It is necessarily posterior to 1918 since Alsace and Lorraine are there. But, as can be clearly seen by zooming in on the map, the authors have not yet returned to the Territoire de Belfort, which was promoted to the status of a department in 1922. It would thus date from the very beginning of the 1920s. Funny fact : Gibert devoted his 1930 thesis to Belfort.

Reference/Référence

  • Work Title/Titre de l’œoeuvre : Les Copains
  • Author/Auteur : Jules Romains
  • Year/Année : 1913
  • Field/Domaine : Littérature
  • Type : Roman
  • Edition/Production :
  • Language/Langue : Français
  • Geographical location/localisation géographique : #Issoire #Ambert # Paris
  • Remarks/Notes:
    • Machinery/Dispositif :
    • Location in work/localisation dans l’oe’œuvre : au début
    • Geographical location/localisation géographique :
    • Remarks/Notes :
  • Work Title/Titre de l’œoeuvre : Les Copains
  • Author/Auteur : Yves Robert
  • Year/Année : 1965
  • Field/Domaine : Cinéma
  • Type : Film de fiction
  • Edition/Production :
  • Language/Langue : Français
  • Geographical location/localisation géographique : #Issoire #Ambert # Paris
  • Remarks/Notes:
    • Machinery/Dispositif :
    • Location in work/localisation dans l’oe’œuvre : au début
    • Geographical location/localisation géographique :
    • Remarks/Notes :

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